Texte par Philippe Pailhories // Photographies par Guilhem Canal
Y a-t-il un seul jour, depuis le 17 août 2014, où l’on ne t’a pas parlé de la fameuse course de Zurich ?
C’est évidemment un sujet qui revient très fréquemment, encore aujourd’hui, surtout dans ce milieu de l’athlétisme. Mais il m’arrive heureusement de croiser des gens extérieurs à ce monde-là, et auxquels, déjà, je ne dis pas forcément que je suis une athlète, parce que je pense que l’on est bien plus que ça. Et eux ignorent tout de Zurich.
Ils ne font donc pas partie de ces millions de personnes qui ont vu la vidéo sur YouTube ?
La viralité de cette vidéo est assez dingue, c’est vrai. Je ne m’attendais pas à ce qu’une course génère autant de trafic.
Ce n’est pas une simple course…
C’est vrai.
Tu dois forcément connaître par cœur le commentaire de Patrick Montel
et Stéphane Diagana. Le fameux « alors peut-être… »
J’ai quelques morceaux en tête, oui. Ce qui est étonnant, c’est que j’ai croisé Patrick Montel cette année, alors que nous ne nous étions plus revus depuis Zurich. Nous ne nous connaissons pas intimement, nous avons eu quelques échanges furtifs à la fin des courses, mais cette vidéo nous lie, bien sûr. Son succès tient d’ailleurs autant au scénario de la course qu’à son commentaire.
Les gens, encore aujourd’hui, ont des frissons lorsqu’ils regardent ta dernière ligne droite. Comment l’expliques-tu ?
C’est la beauté du sport. Je ne sais pas s’il existe d’autres domaines pour provoquer ce genre de sensations.
Tu la regardes souvent ?
Non, très peu. Même lorsque je tombe dessus sur les réseaux sociaux, j’essaie de ne pas cliquer sur le lien, justement pour garder cet effet authentique, être certaine que les poils puissent toujours se hérisser. J’ai peur, à force, de ne plus ressentir tout ça. Mais je sais que beaucoup de gens éprouvent toujours ces mêmes sensations lorsqu’ils la regardent.
Cette course était la dernière de Muriel Hurtis. Mais l’on ne retient que ton incroyable remontée…
Les connaisseurs savent pour Muriel. Nous aussi bien sûr. Avant la course, on avait fait un petit discours dans la chambre d’appel. On savait que le moment était d’importance.
Tu croises d’abord Marie Gayot, puis Agnès Raharolahy, puis on te voit pleurer dans les bras de Muriel Hurtis. Parce que tu viens de te rendre compte de la portée de l’exploit ?
En fait, lorsque je franchis la ligne, je ressens comme une sorte de libération. Je suis tellement focus
tout au long de la course… Elle dure moins d’une minute, ça peut paraître peu, mais je vous assure que ça nous semble bien plus long que ça. Je suis surprise à l’arrivée, un peu confuse, fatiguée aussi parce que l’acide lactique commence à monter. Je ne me souviens plus quand je vois Muriel, si je sais déjà que l’on a gagné, il me semble que j’ai encore un doute. Ces larmes racontent tout ça. J’étais surtout sonnée à trop détailler ce qui se passait autour de moi…
En fait, tu pleures de tristesse à l’issue de ta demi-finale deux jours plus tôt. Et là, tu pleures de joie…
Tout le paradoxe, c’est que je ne pleure jamais à l’issue d’une course. C’étaient les deux premières fois, à deux jours d’intervalle, oui, et pour des raisons totalement opposées. La demi-finale m’a vraiment impactée. C’était une vraie contre-performance et c’était dur à accepter. J’étais frustrée de n’avoir pas su m’exprimer.
“ J’ÉTAIS DANS L’ESPOIR, CONSTAMMENT ”
Tout le monde se souvient de la remontée fantastique, mais tout le monde a oublié que vous aviez eu le meilleur temps de passage de relais des quatre premières équipes…
Cette course est bien plus équilibrée, maîtrisée, qu’elle n’y paraît. C’était le flow, je crois que c’est le bon terme. J’étais à la fois dans un état maximal de concentration, mais aussi de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement. Les émotions n’étaient pas seulement contenues et canalisées, mais en pleine coordination avec la course que je faisais.
À aucun moment tu n’as imaginé que la course était perdue ?
Jamais, non. C’est une mentalité que j’ai depuis toute petite. Souvent, dans les relais, je me retrouvais en dernière position et j’avais ce plaisir de me dire que, non, ce n’est pas fini, on peut encore y arriver.
C’est à la sortie du dernier virage que tu te rends compte qu’il y a un coup à jouer…
Oui, je me sentais bien, haute, c’est hyper important pour pouvoir déployer ta foulée. J’étais efficace sur mes appuis, et ça tu le sais de suite. Si tu sors pas très confiante, un peu étriquée, c’est compliqué de se lancer. Autant physiquement que mentalement, tout était donc ouvert. J’étais vraiment très lucide. Je me suis focalisée sur la Britannique chez qui j’ai décelé un peu de fatigue, et ça m’a poussée à aller la chercher. Et, dans cette quête d’aller la chercher, je me suis envolée.
Tu casses parfaitement alors que tu n’avais jamais vraiment eu l’occasion de le faire auparavant…
Ça, je ne pourrai jamais l’expliquer. En fait si, j’avais fait un shooting avant ce Championnat et le photographe m’avait demandé de casser, c’est énorme le hasard.
Zurich a changé ta manière de courir ?
Cette course m’a libérée. Je me suis rendu compte que si tu es lucide, dans le contrôle mais avec l’envie de te surpasser, tu peux réaliser de bonnes choses. À Zurich, j’étais dans l’espoir, constamment, à aucun moment je n’ai eu de pensée négative. Juste après le Championnat, j’ai d’ailleurs battu mon record en Italie.
Cette course, son retentissement, effaceraient presque tes autres performances, le titre en salle de Belgrade en 2017 notamment. N’est- ce pas un peu frustrant d’être d’abord et avant tout associée à Zurich ?
Cela n’a pas toujours été évident, mais ça n’a jamais été un frein alors que ça aurait pu facilement l’être. Un sportif se fixe des objectifs, va toujours de l’avant, et on me ramenait constamment à quelque chose de passé. Ce n’était pas habituel. Il a fallu que je reste focus sur mes objectifs et j’ai pu le faire grâce à mon groupe d’entraînement et mon coach qui m’ont aidée à garder les pieds sur terre. Sinon, je pense que je n’aurais jamais pu aller aussi loin en individuel. Il fallait que je me dise que ce n’était pas un aboutissement mais un tremplin. Pour moi, ça a été un déclic mentalement.
Qu’est-ce que tu aimes dans le 400 m ?
Sa complexité. J’aime vraiment ce côté : on n’est sûr de rien parce qu’il y a beaucoup de facteurs qui entrent en jeu, dont l’acide lactique, que l’on ne retrouve pas dans toutes les disciplines. Il faut aussi savoir jouer avec sa forme. Il ne faut pas en mettre trop parce que tu peux être dans la précipitation et si tu es dans la précipitation, gestuellement, ça ne va pas aller, tu ne vas pas être suffisamment efficace dans ta foulée. Il y a beaucoup de choses à prendre en compte, c’est un peu traître comme distance, c’est un sprint long, il faut jouer avec tout ça et c’est ce qui me plaît.
Paris accueille les Jeux olympiques cet été. Quel est ton rapport aux Jeux que tu as disputés à trois reprises ?
C’est le Saint-Graal, un événement tellement rare. Tu es un peu sous pression pendant quatre ans, tu as des étapes à valider pour arriver au plus haut niveau. Ça ne dépend pas que de toi, ça dépend de ta forme physique, est-ce que les pics de forme vont être bien gérés, est-ce que tu ne vas pas être blessée ? Ce n’est pas évident, c’est une toute petite fenêtre, c’est particulier. Les trois ont été totalement différents. J’ai eu mon premier fils et je suis revenue préparer Tokyo. J’avais beaucoup d’attentes. Mais elles ont été biaisées par la pandémie. J’imaginais ces Jeux avec ma famille, cela n’a malheureusement pas été le cas, et ça a été très dur. Ça a rajouté un stress en plus. Vivre trente jours aussi loin de ta famille, c’est très dur. Je ne le referai pas.
Tu aurais aimé achever ta carrière à Paris 2024. Que t’a-t-il manqué pour te qualifier ?
Un peu de chance sans doute. Deux moments m’ont freinée dans ma préparation. J’ai d’abord eu un Covid qui a évolué, et qui s’est transformé en une forme de pneumonie. Ça a été rude, il a fallu que je m’arrête plus d’un mois et demi, et même en reprenant, je devais faire attention à mon souffle, ce qui est complètement contradictoire avec la préparation du 400 où tu dois te surpasser, aller au-delà. Il a fallu adapter les cycles d’entraînement, mais je n’avais pas spécialement le foncier. On s’est dit : on y va quand même. Il faut toujours aller vers l’avant. Ensuite, aux interclubs, j’ai percuté un autre athlète à l’échauffement, c’était assez irréel. J’étais en pleine accélération, je ne l’ai absolument pas vu venir. J’ai fini aux urgences, avec une entorse cervicale et un traumatisme, juste avant le lancement de la saison estivale. En fait, pour Paris 2024, on a manqué de temps. Mais j’ai quand même pris du plaisir.
Les Jeux à Paris, c’était un rêve, une fin idéale pour ta carrière ?
Gamine, je me revois avec ce tee-shirt de la candidature pour les Jeux de 2012. Cela aurait été génial, oui. Je ne pouvais pas ne pas tenter. Mais j’ai tout donné, et je n’ai pas de regret.
C’est difficile de rester à son véritable niveau lorsque l’on a aussi une vie de maman à assumer ?
C’est tout à fait faisable, on a des exemples d’Américaines ou Jamaïcaines deux fois maman et médaillées aux Jeux. Il faut que tout soit aligné, bien sûr, et l’on ne maîtrise pas toujours tout. C’est une organisation. Heureusement que mon conjoint m’a beaucoup aidée.
Le regard des gens envers les mamans sportives a beaucoup changé depuis quelques années…
Bien sûr. Avant, dans certains sports, tu avais l’obligation de prouver que tu n’étais pas enceinte pour t’inscrire au départ d’une épreuve, alors on mesure le pas énorme qui a été franchi. Le discours que j’entendais, c’était : après ma carrière, si tout est aligné, j’aurai un enfant; alors que l’on ne sait jamais si tout va être aligné. C’est dur de se dire que l’on peut passer à côté d’une belle histoire et de la construction d’une famille à cause du sport.
Être maman, c’est une force supplémentaire ?
Tu remets les choses dans l’ordre, tu es plus libérée. Je l’ai ressenti à Tokyo. J’ai réalisé un meilleur chrono qu’avant ma grossesse. Souvent, on a tendance à être auto-centrée. Tout, dans ta vie, est lié à ton sport, seulement à ton sport, et quand tu n’atteins pas ton objectif, c’est très dur de se relever. Certains tombent même dans un burn-out, et je peux tout à fait le comprendre. Tu as l’impression que tout s’écroule. Le fait d’avoir un enfant remet les choses à leur place, et il te donne une force supplémentaire. Aujourd’hui, j’ai le courage de courir pour moi alors que par moments, dans ta carrière, tu finis par ne plus trop savoir pour qui tu cours : ton coach ? ton public ? Tu perds un peu le sens des réalités.
Comment envisages-tu, désormais, la suite de ta carrière ?
Je ne me prononce pas encore. Ce qui est embêtant dans cette saison, c’est que j’ai été freinée. Il y a des zones d’ombre, la frustration de n’avoir pu faire une préparation complète. J’ai eu très peu de cycles d’entraînement. Ce qui pourrait me redonner envie de faire une autre saison, c’est ça. Mais j’ai aussi envie d’autres choses, me lancer dans la vie active. J’ai fait une école de commerce et de management, et j’aime beaucoup la stratégie d’entreprise et le marketing. J’ai ciblé ces domaines, je verrai en fonction des opportunités, de mes contacts, du réseau que je me suis tissé. Ce qui est sûr, c’est que l’après ne me fait pas peur, au contraire, c’est une autre vie. »