Avec Mehdi Deghmache, le décor est vite planté. D’abord il vous tutoie. D’emblée. Ce tutoiement est comme un indice d’absence de différence. Et puis il sourit. Pas ce sourire de convenance, extatique ou simulé, non, un sourire cordial, chaleureux. Perpétuel. Il n’a aucune pudeur à se dévoiler, même si la confidence glace parfois le sang. Il répète. Détaille. Ses mots sont tantôt paisibles, tantôt brumeux, alors son cœur s’emballe, la passion refait surface et l’urgence efface tout le reste.
19 novembre 2021. Mehdi Deghmache roule à moto sur le boulevard de l’Aéroport international à Montpellier, épié par les trois totems de bronze de Tony Cragg. Une autre bécane le fauche brutalement. Ses deux jambes sont sectionnées. « Mon cœur s’est arrêté de battre une première fois dans le camion des pompiers, raconte-t-il. Une seconde sur la table d’opération. »
Il bat à nouveau. De plus en plus vite. De plus en plus fort. La vie a repris son cours. Ce n’est qu’une expression, bien sûr. La vie ne peut reprendre son cours puisque son cours, finalement, ne s’est jamais arrêté. Mehdi, le temps de sa convalescence, a compris que pour vivre, il faut savoir se retrouver après s’être perdu, se perdre encore, puis recommencer, sans jamais penser qu’un jour ou l’autre il sera possible de se reposer.
Mehdi est une force de la nature. Un sportif de très haut niveau. Sa persévérance ne souffre aucune contestation. Son mental est du même acier que ses prothèses. Son énergie inépuisable. Il est incassable. Son sport véritable, c’est le rugby. Il l’a découvert au Montpellier Hérault Rugby à l’âge de cinq ans. Affaire de famille. Son papa jouait à Albi, son cousin Sadek est demi de mêlée à l’USA Perpignan. Pascal Cances ou Mathieu Austruy ont guidé ses premiers pas à Sabathé. Il a joué avec Geoffrey Doumayrou et Mickaël De Marco en Reichel, puis s’en est allé batifoler à Béziers, et se souvient toujours de ce premier match à Mayol face à Toulon. « Je mesurais 1,88 m, je pesais 115 kg et je jouais pilier, sourit-il. J’avais surtout un gros cardio. Mais il y a eu quelques soucis au club, et j’ai décidé de changer d’air. »
De mode de vie plutôt. Il opte pour l’exil. Direction l’Australie, « la côte Est, le Queensland, jusqu’à Cairns ». Puis le Territoire du Nord, la porte de l’immense parc national de Kakadu. « Je jouais pour les Cougars de Darwin, dit-il. J’y suis resté trois saisons. Il y avait parfois jusqu’à 30 000 personnes pour assister à nos matches. » La vie est douce en front de mer. Il est employé dans une société de fret, s’occupe des inventaires de gros containers. Il compte s’installer, rapatrier sa famille, Maya son épouse, Adem et Noam, ses deux jeunes garçons et Luisa, la dernière de la fratrie. Il n’obtiendra jamais les visas. Alors il regagne la France. Signe à Palavas-les-Flots. Reprend ses études et entre chez Orange. Mais le grand air lui manque. Avant l’Australie, il avait joué au rugby à XIII à Stellenbosch, en Afrique du Sud. Il réfléchit à un autre projet. Mais il y a des moments où il suffit de peu de choses pour que la vie continue ou bifurque.
24 décembre 2021. La dernière opération est un succès. Il est admis à l’hôpital de rééducation du Grau-du-Roi. Sa première sortie depuis l’accident. Sur le chemin, il s’émerveille du ciel bleu et de la danse des arbres. L’établissement accomplit chaque jour des miracles modernes. Son leitmotiv : marcher de nouveau, et marcher correctement. Mehdi croque dans chaque exercice. Tire profit du moindre soin. Son immense volonté influence chaque patient. Il les motive, les entraîne dans son écrasant sillage. Il progresse à chaque seconde. Il est le premier Français à remplir les critères d’obtention de la prothèse électronique avec articulation commandée par microprocesseur. Une formalité. « Un périmètre de marche en continu supérieur à 2 kilomètres à 4 km/heure de moyenne, énumère-t-il, la descente d’un plan incliné d’au moins 15 % et une descente d’escaliers à pas alternés, rien de vraiment difficile… »
Le 27 mars 2022, il est enfin appareillé. Parfois, on n’attend plus rien de la vie, mais soudain tout recommence. « En fait, raconte Maya, son épouse, il s’est mis très tôt cette idée en tête, et j’ai bien compris que rien ne pourrait entraver ce rêve. Je me souviens de ce jour où je suis entrée dans la chambre, il avait les yeux rivés sur la télévision. Il regardait les Jeux paralympiques de Pékin. Il m’a dit : voilà ce que je vais faire. »
La nuance éclaire une personnalité singulière. Il dit « voilà ce que je vais faire » et non « voilà ce que je veux faire ». Ce rêve tourne vite à l’obsession. Quand le personnel de l’hôpital le freine un peu, il s’entraîne en cachette. Maya lui amène des poids qu’il utilise à chaque moment perdu, la nuit, parfois. Il est sur le winch en permanence, chaque appareil libre ne le reste pas longtemps. « On m’a dit que je faisais peur aux autres patients », se souvient-il.
Reste à définir la discipline dans laquelle il va performer. Il est fort du haut du corps, l’amplitude de ses bras pourrait convenir à l’aviron ou au kayak. Il opte pour le kayak. Maya est son premier entraîneur. Elle roule à vélo sur la piste qui longe le canal maritime du Grau-du-Roi. Six kilomètres jusqu’à Aigues-Mortes qu’ils avalent tous les jours. Parfois deux fois par jour. Elle chronomètre, donne de la voix. « Elle regardait des vidéos de kayak et reproduisait les séances, rigole-t-il. Parfois, elle me proposait des exercices que je ne comprenais pas immédiatement, mais qui se révélaient pertinents. »
Très vite, il remplit évidemment les conditions pour intégrer l’équipe de France. Une semaine par mois, il est convié à des stages à Vaires-sur-Marne, il acquiert une bonne technique grâce à Florian Revollon. Mais cet entraîneur attentionné parti au CREPS de La Réunion, les progrès ne sont plus aussi linéaires. « La Fédération n’était surtout pas suffisamment organisée, souligne-t-il. Je me suis acheté mon kayak et mes pagaies sur leboncoin, j’ai dû payer les stages en équipe de France, et je sentais que toutes les conditions de la performance n’étaient pas réunies. »
Un temps, il s’entraîne avec Claude Alaphilippe, le mentor de Nélia Barbosa. L’expérience tourne court. On lui propose alors de collaborer avec le collectif pirogue. Il n’apprécie pas l’expérience. Sur le bassin de Léry-Poses en Normandie, il devient néanmoins champion de France paracanoë du 200 m (classification KL2) en juillet dernier. Il dispute ensuite la finale B des Championnats du monde à Duisbourg. Mais le cœur n’y est plus vraiment. Alors, une semaine après Duisbourg, il se retrouve à Belgrade, pour les Championnats du monde d’aviron, et se laisse séduire par la FFA. « J’ai très vite senti qu’ils allaient vraiment m’accompagner dans le projet, se justifie-t-il. Ils m’ont proposé un bateau neuf, un bateau à moteur pour l’entraînement, et un suivi technique de très haut niveau. »
Depuis lors, son quotidien est minuté. La course contre la montre engagée. Les lundi, mercredi et vendredi matin, il est au CREPS de Montpellier, le plus souvent avec Romaric Linares, son préparateur physique qui collabore également avec Kévin Mayer. Les après-midi, ainsi que les mardi et jeudi matin, il parcourt les onze kilomètres du canal du Rhône, entre Sète et Frontignan. Ses deux entraîneurs, Maxime Dalmon et Hervé Rosso, l’accompagnent dans ce quotidien cadencé. Objectif ? Peaufiner la technique, rattraper le temps perdu. Parce qu’il n’y a aucune ambiguïté finalement. L’équipe sera sur le stade nautique de Vaires-sur-Marne du 30 août au 1er septembre, et même sur le podium de ces Jeux paralympiques d’été 2024. « Avec eux, dit Mehdi, je me sens fort. Je suis le corps, ils sont la tête, et ensemble, nous allons réaliser de grandes choses. »
La vie est un chemin de plaies et de bosses, rarement une promenade tranquille. Elle peut parfois s’endormir, mais si elle se réveille, elle n’arrête plus de vous secouer. Mehdi Deghmache est en vie. Éperdument. Le sport est sa sève. Le rugby. Le kayak. L’aviron. « Peu importe en fait, assure-t-il, du moment que ça te met de grands coups de pied dans le cul. »
Journaliste Philippe Pailhories // Photographe Guilhem Canal