De la BD aux rings
L’aventure du chessboxing a pris son envol dans l’imagination d’Enki Bilal, l’auteur français de la bande dessinée, qui, en 1992, a conçu ce concept dans Froid Équateur. Des années plus tard, c’est l’artiste hollandais Iepe Rubingh qui matérialisera cette idée, posant les bases d’un sport qui défie la raison. « Il y a eu le premier combat organisé par Iepe, cela a été un véritable succès », se souvient Thomas Cazeneuve, 31 ans, double champion du monde. « J’ai découvert le chessboxing grâce à mon père. Il m’avait envoyé un article, je devais avoir dix-huit ans, en disant, ‟j’ai trouvé ton sport, LOL”. Je pratiquais les échecs depuis l’âge de quatre ans, et la boxe depuis neuf ans. Autant vous dire que cela a été une évidence pour moi. Je me suis dit, ‟OK, je veux être champion du monde”. Pendant plusieurs années, je vais envoyer des mails à toutes les adresses que je trouve en disant ‟je veux combattre” mais personne ne m’a jamais répondu. En 2016, je me retrouve à Berlin pour un stage. Et je vais dans un club de chessboxing. Au premier entraînement, je fais une partie contre un mec, je ne sais pas qui c’est à ce moment-là. On joue, je gagne, on va sur le ring, il me secoue bien, moi aussi. On fait un sparring dur. À la fin, il me demande pourquoi je suis là. Je lui réponds ‟parce que je veux être champion du monde”. Il me dit ‟mais tu sais qui je suis ?” ‟Non, toi, tu sais qui je suis ?” Je me rappelle, on s’est vraiment dit ça ! (Rires) C’était Iepe, l’artiste. Tout a commencé comme ça », nous livre Thomas.
Le monde pour échiquier
De la bande dessinée à la réalité, le chessboxing s’est donc mondialisé depuis son premier combat officiel en 2003, organisé par Rubingh. Aujourd’hui, ce sport a conquis des cœurs et des esprits dans plus de 20 pays, y compris la Russie, l’Inde, le Royaume-Uni, et au-delà. Les championnats du monde et d’Europe, ainsi que les clubs dédiés, continuent d’élever ce sport, offrant une scène où les adeptes peuvent rivaliser, apprendre, et se transcender. « Cela a bien pris au départ en Allemagne, et dans les pays de l’Est. En Inde aussi. Mais aujourd’hui cela se développe dans le monde entier. En France aussi. Je pense que l’on est peut-être 500 pratiquants. Et je dirais une trentaine de clubs », souligne Aurélien Wawrzyniak, 28 ans, professeur d’EPS en collège à Montpellier. « En 2017, je suis champion du monde en Inde. Quand je suis rentré, je suis allé voir Guillaume Salançon, c’est mon cousin. Je lui ai raconté mon expérience, puis j’ai fait un combat à Berlin où il m’a accompagné. Il a vu ce que c’était, il a dit ‟OK, il y a un quelque chose de fou à faire”. Il a vraiment impulsé le développements en France et la création de la fédération dont il est le président », témoigne Thomas. « Les compétitions se suivent en stream. On espère bientôt sur Canal+, ce serait top s’ils achetaient les droits », espère-t-il. « C’est cela qu’il manque aujourd’hui à la discipline, c’est plus de visibilité. Ce sont les événements. Quand tu es boxeur, tu as besoin de combattre. Quand j’ai découvert le chessboxing, j’ai eu envie de pratiquer. En arrivant à Montpellier, j’ai lancé une page Insta pour regrouper des adeptes. On s’entraîne près de l’esplanade le samedi, sur un terrain un peu à l’abri des regards », raconte Aurélien. « Dans d’autres pays, il y a un championnat national, ce qui permet de sélectionner les athlètes que l’on va envoyer au championnat du monde. Ce n’est pas encore le cas en France. Les IFC (Intellectual Fight Club) sont un peu notre ligue pro, c’est l’élite. Il va y en avoir un énorme le 18 mai à Sète », précise Thomas.
La voix des champions
Le chessboxing, c’est un peu une danse de l’esprit et du corps, une joute où les participants s’affrontent tant sur un échiquier que sur un ring. Alternant entre la stratégie et la force, les athlètes doivent exceller dans deux disciplines diamétralement opposées pour revendiquer la victoire, soit par échec et mat, soit par KO. Le match, une série de plusieurs rounds alternant entre les échecs et la boxe, exige des athlètes une préparation mentale et physique hors pair. Chaque round, minutieusement chronométré, met à l’épreuve l’endurance, la rapidité d’esprit, et la capacité d’adaptation des compétiteurs. Dans ce théâtre de la dualité, la victoire s’obtient par échec et mat, épuisement du temps de jeu, abandon, KO, ou décision arbitrale, illustrant ainsi la complexité et la beauté du chessboxing. « C’est assez complexe pour quelqu’un qui est néophyte. Il y a deux arbitrages, un pour la boxe et un pour les échecs. Quand on a créé justement la fédération, on ne voulait se rattacher ni à la fédération de boxe anglaise ni à la fédération d’échecs. Il fallait être indépendants. Imaginons que l’on décide de faire un match en trois rounds, ce qui va être le cas la plupart du temps. Vu que l’on boxe pendant trois minutes, on va avoir neuf minutes de boxe. On va commencer par les échecs, on aura donc un temps d’échecs supplémentaire. On va devoir se répartir, douze minutes au timer. Ça fait trois rounds, mais il y aura quatre rounds d’échecs. On va garder le tempo des rounds de boxe qui sont de trois minutes. On aura douze minutes à se répartir, donc on va jouer en six minutes chacun. Le premier échange d’échecs va commencer, on aura six minutes à la pendule, et dès que trois minutes se seront écoulées, pour les deux joueurs, là l’arbitre nous arrêtera et on passera à la boxe pendant trois minutes », explique Thomas.
Au-delà du sport, un art de vivre
Le chessboxing incarne une quête de balance, un appel à explorer et à honorer la dualité intrinsèque de l’être humain. Dans un monde polarisé, il offre un espace où force et intelligence, traditionnellement vues comme opposées, coexistent et se complètent. Ce sport, au croisement de la culture pop et de la haute compétition, est un hymne à la nuance, au dialogue entre corps et esprit, et à l’unité dans la diversité. Plus qu’une compétition, c’est une philosophie de vie. En réunissant des individus de tous horizons, il brise les barrières sociales et culturelles, prônant une société plus inclusive et nuancée. Ses adeptes, des ingénieurs aux maçons, des étudiants aux professionnels, trouvent dans le chessboxing un moyen d’expression unique, une arène pour défier leurs limites et découvrir de nouveaux aspects de leur personnalité. En France, où le sport a vu une croissance significative, et partout dans le monde, le chessboxing continue de gagner en popularité et en légitimité. L’objectif n’est pas seulement de briller dans l’arène, mais de porter le chessboxing sur la scène sportive internationale, démontrant qu’au-delà du spectacle, il y a un sport exigeant, riche en enseignements et en valeurs. Avec son histoire captivante et ses héros modernes, ce sport offre un terrain de jeu inédit où la force rencontre l’intelligence, où le corps dialogue avec l’esprit. « J’ai l’impression que je suis né pour ça. Ce qui me manquait dans les échecs, c’était ce côté dépassement de soi. Je l’ai trouvé dans la boxe. Le chessboxing, c’est la combinaison parfaite entre l’intellect et la force », justifie Thomas. « La boxe, on croit que c’est un sport de brute mais ce n’est que du préalable. Tout a été appris à l’avance, ce n’est que de l’acquis, du travail, de l’entraînement. Et c’est pareil quand tu vois les joueurs d’échecs qui déballent quinze-vingt coups d’affilée sans réfléchir, ils sont capables d’une telle performance parce qu’ils l’ont travaillée plusieurs mois », conclut Aurélien.