Texte par Philippes Pailhories// Photographies par Guilhem Canal
Te souviens-tu de ce que tu as ressenti vraiment -lors de ta première sélection- le 12 novembre 2022 au Vélodrome de Marseille face à l’Afrique du Sud ?
Je me souviens surtout de ce stade illuminé, de cet engouement populaire. Je ne suis pas très stressé d’ordinaire, mais j’avoue que je me suis quelque peu crispé dans le bus à l’approche du Vélodrome. Je me vois encore aujourd’hui entrer sur la pelouse, faire un tour complet, lever les yeux à peu près partout, sans vraiment mesurer tout le reste. Et je me souviens bien sûr de la victoire. Face aux Champions du monde. Un moment gravé à vie.
Le reste, c’est ce chemin escarpé vers l’équipe de France ? Le genou brisé au Cap contre l’Argentine ? La crainte de l’amputation ? La prison de Seysses ? Le tribunal ?
En fait, tout ce que j’ai vécu, je me le suis fait tatouer sur mon bras droit. Ces tatouages résument qui je suis, les galères, les dérapages, c’est un moyen de me souvenir que s’il y a de bonnes choses, il y en a de plus dures qui peuvent justement t’écarter de ton chemin. Le moment où l’on m’annonce que l’on va m’amputer est un moment terrible. La nuit en prison aussi. Ces tatouages me rappellent, même si je ne l’oublie plus désormais, qu’il faut vivre chaque moment à 100 %.
Tu as toujours eu l’idée d’intégrer le XV de France et de participer à la Coupe du monde. Ces galères et ces dérapages avaient-ils fini par te faire perdre espoir ?
Il y a des joueurs qui se donnent à 300 % dans leur carrière, et qui mettent toutes les chances de leur côté pour atteindre un objectif. Mon parcours à moi est plus dilettante. La nature m’a gâté d’un physique pour jouer au rugby, et je n’ai pas fourni tous les efforts nécessaires pour tirer le maximum de ce physique-là. Ces obstacles que j’ai mis moi-même sur ma route, ajoutés aux obstacles de la vie, m’ont ralenti, mais ils ont fait aussi, sans doute, le joueur que je suis devenu.
Le Top 14 à 27 ans, les Bleus à 30 ans, pour un hyperactif, c’est plutôt poussif, non ?
Je suis un hyperactif, mais un hyperactif lent !
Tu as toujours ton problème de sommeil ?
J’ai toujours un gros problème, oui. J’ai des terreurs nocturnes, un sommeil agité, je suis somnambule. Je dors très peu en fait, et l’hyperactivité me permet d’être en forme malgré tout.
Très peu, c’est combien ?
Sur le sommeil vraiment réparateur, à peine trois ou quatre heures. Le problème, c’est que je vis une autre existence la nuit. Je ne m’en souviens pas parce que mon corps se réveille, mais la fonction mémoire, elle, ne se réveille pas. Je suis en permanence entre le réel et l’irréel. Je peux sauter contre un mur sans m’en souvenir. Tu as, en fait, 120 kilos qui ne sont pas connectés à la réalité et qui se réveillent subitement, tu imagines ce que ça peut donner…
Contre l’Uruguay à Villeneuve-d’Ascq, tu étais bien réveillé…
Je m’étais promis de jouer cette coupe du monde et c’était un moment incroyable, même si je ne me l’étais pas du tout imaginée comme cela. Ça a été très difficile, mentalement, de la vivre avec tous ces événements, ces commentaires après ma condamnation, mais sur le terrain, c’était du pur bonheur, avec l’équipe, aux entraînements, c’était un régal. Il y avait une osmose, on vivait comme dans une famille. On a tissé des liens, je pense, en tout cas, à vie.
Quand as-tu commencé à prendre soin de ton hygiène de vie ?
Mes parents me le rappelaient sans cesse, ils insistaient sur le fait que mon goût de la fête, en plus de mon dilettantisme, me causerait des soucis. J’ai eu des blessures que j’aurais pu éviter si j’avais eu une meilleure hygiène de vie. Je parle plus de santé physique que de blessures qui sont plus aléatoires. J’ai un corps assez costaud malgré tout. Mais sur des aléas de jeu, ce corps n’a pas tout accepté.
Il y a cette anecdote avec Kirill Koulemine…
On avait fait une compétition de squat. Kirill était deuxième ligne à l’USAP, il avait 32-33 ans, c’était un bloc, moi j’avais 18 ans. J’avais voulu le défier, et je m’étais fait une hernie. Non seulement j’ai perdu, mais j’ai dû me faire opérer.
Le risque d’amputation, la garde à vue, le tribunal… Comment réussis-tu à t’évader ?
Grâce d’abord au soutien de ma famille et de mes amis. Un soutien fort et sincère. Dans ce genre de circonstances, dans le monde d’aujourd’hui aussi, on se rattache aux basiques, et ce lien humain est très important. Mais pour m’évader vraiment, il faut que je sois à l’extérieur. Je suis d’ailleurs passionné par les sports d’extérieur et notamment le Beach-volley, que j’ai découvert avec ma compagne Morgane, une ancienne joueuse semi-professionnelle.
“ J’ai eu des blessures que j’aurais pu éviter ”
Tu pratiques vraiment ? Bien sûr, deux à trois fois par semaine à partir du printemps. Qu’est-ce qui t’attire dans le Beach ?
Nous, rugbymen, nous avons toujours les crampons, les maillots… Là, nous enfilons un short, nous sommes pieds nus et c’est parti. Il y a la plage et le soleil, un filet, un ballon. L’atmosphère est très positive, naturelle. La notion de jeu est permanente. Au rugby, tout est poussé à l’extrême en permanence. Là, il n’y a pas de contact. Tu n’as pas besoin de faire un échauffement, une préparation, tu arrives et tu joues. Et puis, jouer sur le sable, c’est un gain pour mon sport parce que je travaille les proprioceptions, les sauts, les accélérations sur courte distance. Disons que c’est comme si j’avais trouvé un moyen pour mieux performer au rugby, sans trop insister sur la préparation physique en salle qui est répétitive. Là, tu travailles ton corps sous un autre angle, tu travailles d’autres muscles aussi.
Es-tu bon ?
Je ne suis pas mal. Je ne veux pas dire que je suis le meilleur, mais ma taille me permet de faire des choses plus facilement, et ça fait vingt ans que je pratique le ballon. Quelle que soit sa forme, un ballon reste un ballon. La vision du jeu, tu l’as, l’esprit de la gagne aussi. Je pense que j’aurais fait un bon volleyeur si je m’étais impliqué plus jeune, mais je n’aurais pas pris autant de poids. Le poids, sur le sable, tu le sens très vite…
Où est-ce que tu joues ?
À Carnon. Il y a beaucoup de terrains et peut-être jusqu’à 500 joueurs en permanence. Tout se passe à partir d’un réseau social qui lance des invitations. Tu réponds et tu vas jouer, c’est aussi simple que cela. D’ailleurs, j’aime cette idée de rencontrer plein de monde, c’est même sans doute ce que je recherche en priorité. J’aime le contact humain, et il est facilité au Beach. Tu rencontres des personnes d’univers complètement différents, du paysagiste au chef d’entreprise, et le fait que tout le monde soit en short et pieds nus facilite le rapprochement.
C’est la même chose au kitesurf ?
La population est plus aisée, mais c’est le même principe, oui, tu rencontres des cultures complètement différentes. Je ne comprenais pas trop le phénomène lorsque j’étais plus jeune. Je traînais beaucoup avec des surfeurs qui, même en rentrant de soirée, allaient chercher la bonne vague qui arrivait à telle ou telle heure… Je comprends mieux aujourd’hui. J’ai découvert le Kite un peu par hasard. Nous étions partis en vacances en Grèce avec Morgane, et je devais être à peu près le seul à ne pas savoir qu’il y avait du vent H24 là-bas. On a commencé à prendre des cours. Le problème, c’est qu’il faut répéter sans cesse, parce que c’est une technique spéciale et que si tu n’enchaînes pas, c’est compliqué de progresser. Tant que tu n’as pas trouvé la bonne posture sur cette planche, tu prends des gaufres, tu ne maîtrises rien. J’essaie d’y aller plus régulièrement pour progresser, mais c’est difficile. La semaine dernière, j’avais perdu ma planche dans les cailloux et un chirurgien m’a aidé. Heureusement qu’il était là, parce que je n’arrivais pas à m’en sortir.
“ Un sentiment incroyable de liberté ”
Qu’est-ce que tu aimes dans Kite ?
Quand tu es sur l’eau, tu es seul avec toi-même, l’eau sous tes pieds, le soleil et le vent dans la gueule, tu es bien. Si le vent t’attrape bien dans la voile, tu décolles et tu pars, c’est une sensation extraordinaire. C’est un sentiment incroyable de liberté.
Tu interviens le lundi soir sur le rugby santé à Sabathé. Est-ce un moyen de te donner bonne conscience, de te racheter une conduite ou s’agit-il d’une conviction profonde ?
Je n’ai pas besoin de me racheter une conduite. Je n’ai jamais caché que j’avais des démons au fond de moi. Je travaille dessus, des heures et des heures, depuis de nombreuses années. On dit que l’on ne se refait pas mais que l’on se façonne et je crois que c’est très vrai. Et puis, je n’ai pas à racheter quoi que ce soit. J’ai commis des fautes, j’ai payé, c’est terminé.
Pourquoi donner ce temps aux personnes en situation de maladie ?
J’ai toujours donné de mon temps aux autres. J’ai participé à différentes opérations avec Emmaüs, j’ai préparé des repas pour les Restos du Cœur, confectionné des gâteaux pour des personnes qui vivent dans la rue. Plus récemment, je suis aussi intervenu avec le MHR Solidaire. Quand j’ai été opéré du genou, le personnel médical m’a offert de son temps au-delà de ses missions traditionnelles, et je me suis rendu compte à quel point toutes ces marques d’attention étaient importantes.
Quel est ton rôle auprès des personnes malades ? Sens-tu qu’elles apprécient ta compagnie ?
Elles me disent à chaque entraînement que ça leur fait plaisir que je vienne. Mais en fait, je me rends compte qu’elles me donnent plus que je ne leur donne. C’est un moment de partage, un plaisir de voir que des êtres dans la galère veulent simplement partager un peu de bon temps. On ne connaît pas la vie des gens, et l’on se cache souvent derrière une façade pour éviter d’aborder leurs soucis. Mais autour d’un ballon, c’est un plaisir de partager. Je joue avec eux. Je m’attendais à un plus petit niveau mais attention, ça joue fort. La première fois, j’y suis allé en baskets sur un terrain glissant, mais eux, ils couraient partout…
Tu joues avec eux, tu leur parles aussi…
Déjà, ils m’acceptent dans leur équipe et c’est bien. Je joue un peu quand ils veulent se reposer parce que c’est leur moment à eux pour se défouler. Et quand ils jouent ensemble, je les filme, je prends quelques photos, ça leur fait des souvenirs. On échange, oui, mais ils cherchent surtout la personne au fond de moi plus que le joueur professionnel.
Serais-tu le même joueur sans le Beach, le Kite, le rugby santé ?
Non, il me faut tout ça pour mon équilibre. Si je ne faisais que m’entraîner et rentrer chez moi, ce serait plus compliqué. Donner de son temps, en prendre aussi pour soi, c’est fondamental. Ce sont des moments simples, francs. Le haut niveau t’oblige à repousser tes limites à leur extrême. Mentalement, ça peut être difficile, surtout lorsque tu vis une saison compliquée. Je ne cache pas que ce n’est pas simple tous les jours au club, et que cet équilibre me permet de me libérer la tête afin de pouvoir me donner à fond sur le terrain.
“ Je n’ai jamais caché que j’avais des démons au fond de moi ”
Cette phrase de ta psychologue t’a marqué : « soit tu touches le fond et tu t’écrases, soit tu te sers du fond pour rebondir plus haut ». Comment la ressens-tu ?
C’est plus compliqué que cela, en fait. La psychologue l’a effectivement dit, mais c’est surtout la juge, le lendemain, qui a insisté dessus en m’expliquant que dormir 24 heures en prison allait me permettre de faire un point sur ma vie. Cette phrase a fait écho en moi. J’ai eu le temps de cogiter profondément pendant 24 heures. Arrive un moment où tu te dis que tu vas tout perdre, le genou ou l’essentiel après une soirée qui a mal tourné, et qu’il est temps de reprendre ta vie en mains.
Le monde de la nuit, c’est terminé ?
Je ne lui ai pas tourné le dos complètement, mais sur un mois, je fais une soirée au lieu d’en faire dix. Je me suis rendu compte que les moments vrais, tu ne les vis pas dans ce monde de la nuit, mais auprès des gens francs. Je ne réalisais pas que ces soirées me faisaient plus de mal que de bien. Il y a beaucoup de faux, c’est même un peu malsain. Aujourd’hui, j’ai trouvé un bon équilibre. Je suis bien à Montpellier. Le rugby, les amis, les activités. Il n’y a que du positif autour de moi. Et puis il y a du soleil 330 jours par an, dans la Nièvre, il se faisait plus rare…
Tu ne remercieras donc jamais assez Xavier Garbajosa…
Ni Mathieu Cottin, mon agent, qui a accepté de m’aider. Xavier m’a parlé franchement. Je lui écris deux-trois fois par an pour le remercier. Il m’a sauvé. Il me dit qu’il m’a juste tendu la main et que j’ai su la saisir. Mais il n’y avait pas beaucoup de mains tendues à cette époque-là. Après, la vie est comme ça. Tu as besoin de coups de bâton pour grandir.