“JE NE FAIS JAMAIS RIEN COMME LES AUTRES”

KITO DE PAVANT
IL A 62 ANS MAIS TOUJOURS DES RÊVES ET UNE IMAGINATION CONTAGIEUSE. CET ÉTÈ, AVANT DE CÉLÈBRER SA DOUZIÈME PARTICIPATION - UN RECORD - À LA TRANSAT JACQUES-VABRE SUR LE CLASS40 191 MOVEMBER DE BERTRAND GUILLONNEAU, IL A REMPORTE LES CINQ COURSES QU’IL A DISPUTÉES EN MÉDITERRANÉE, SA MER, CELLE QU’IL COMPTE CÉLÈBRER L’AN PROCHAIN AVEC ODYSSE’O, UN PROJET DE COURSE AU LARGE, ENTRE PORT-CAMARGUE ET SAÏDIA, AU MAROC. UN DÉFI. PEUT-ÊTRE UNE UTOPIE. À LA HAUTEUR DU PERSONNAGE…

Comment t’es venue cette idée ?

C’est une très vieille idée, sans doute née d’une frustration. Il manque un truc sur la Méditerranée. J’adore naviguer sur l’Atlantique, j’en suis peut-être à ma 100e transat, je suis même le recordman de participations à la Jacques-Vabre, ça paraît totalement dingue, d’ailleurs, moi le petit Méditerranéen, plagiste camarguais, recordman de participations à la Jacques-Vabre. Mais ce qui est vrai, c’est que ça fait une quarantaine d’années que je navigue et que je rêve d’avoir un truc en Méditerranée, un truc qui ait l’envergure d’une Route du Rhum ou d’un Vendée Globe. Alors bien sûr ça paraît idéaliste, ou utopique, mais c’est mon ambition de proposer autre chose à cette petite communauté de la course au large, des conditions un peu différentes, sur un terrain de jeu formidable. J’estime que ça vaut le coup d’essayer d’être ambitieux.

Célébrer « ta » Méditerranée, c’est ça l’idée ?

Il y a de ça, mais il y a une autre dimension aussi. J’ai traversé les Bouches de Bonifacio cet été, entre la Sardaigne et les îles de La Maddalena, et c’était du grand n’importe quoi. On est tombé sur la tête. On voit des milliers de bateaux, tous à moteur, même les voiliers, et tu as une nappe de pollution dans des endroits magiques. Il faisait beau, on se bagarrait, il y avait du vent portant, mais c’était l’enfer parce qu’il y avait des vagues partout, trois mètres de creux avec dix noeuds de vent. Je ne comprends pas cette société d’abondance, tout le monde va au même endroit, avec des bateaux de plus en plus gros. Alors que de l’autre côté, de Tanger jusqu’en Turquie, ce n’est plus la même histoire.

C’est quelle histoire, alors ?

La planète commence à bouillir à tous les niveaux, physiquement parce qu’il fait trop chaud et socialement parce qu’il y a des parties du monde qui ne sont plus habitables. La mer est un énorme climatiseur. Essayer de mettre du lien entre tous ces pays qui bordent la Méditerranée et qui ont besoin de vivre ensemble est une nécessité. Je suis persuadé que le sport, la culture, le fait de travailler ensemble peuvent amener certaines améliorations sur nos relations.

Une course d’union en quelque sorte…

La Méditerranée doit être un endroit où l’on peut partager des trucs. Toutes ces communautés sont les mêmes depuis des millénaires. Les Ottomans, les Arabes, les Européens se sont bagarrés, mais ils ont tous, à un moment donné, essayé de collaborer. Ça n’a jamais vraiment marché, mais quand même…

Pourquoi Odysse’o ?

La première idée était de l’appeler « La Route de coeur ». On pensait à Jacques Coeur qui a été le premier à essayer d’ouvrir des routes marchandes entre l’Europe et le Moyen-Orient. Un marin, c’est d’abord un voyageur, un voyageur il faut qu’il soit curieux et tolérant. Ça se perd un peu aujourd’hui, même chez nous, dans le monde de la course au large. Il n’y a plus de voyageurs, mais des compétiteurs. Ils ont des plans de carrière, cette parcelle de voyage n’existe plus. Les gens traversent, arrivent quelque part d’un côté de l’Atlantique, ils reprennent un avion, rentrent chez eux, l’équipe technique s’occupe du bateau. En fait, les marins d’aujourd’hui deviennent très casaniers. Et je trouve que ce n’est ni logique, ni souhaitable.

Pourquoi es-tu aussi attaché à la Méditerranée ?

J’aurais pu m’expatrier en Bretagne, peut-être que ça aurait pu être plus simple pour moi, que j’aurais eu une carrière plus riche. Mais je suis amoureux de cette Méditerranée, avec ses lieux très particuliers, ses îles qui ont toutes une histoire. Tu vois, on va souvent à Malte pour la Middle Sea Race. Malte, c’est le coeur de la Méditerranée, toute la Méditerranée sur le même caillou, avec des influences venues de partout, du monde arabe, de l’empire ottoman, l’influence française avec les Normands, l’italienne avec la Sicile et l’anglaise dernièrement. Malte, c’est le coeur de ma réflexion. On doit être capable de vivre ensemble, de réaliser des trucs ensemble, l’idée même d’organiser une course entre plusieurs pays qui ne vivent pas de la même façon me paraît intéressante. Le but ultime est de créer du lien entre l’Europe, l’Asie avec le Moyen-Orient, et l’Afrique. C’est très prétentieux, très utopiste, mais ça vaut le coup d’être tenté. Le bateau à voile permet ça.

Qu’est-ce que tu aimes par-dessus tout dans cette Méditerranée ?

Je suis arrivé ici, j’avais dix ans. J’ai appris à la connaître. Je suis beaucoup parti, c’est le propre du marin, mais je suis toujours revenu au même endroit. J’ai des attaches super fortes avec cette mer, cette lumière, ces îles et cette façon d’appréhender le temps, la vie… De tous les pays qui la bordent, il n’y en a que deux que je ne connais pas : la Libye et l’Albanie. Tous les autres évoquent quelque chose pour moi.

Tu détiens toujours le record de la traversée en solitaire en monocoque…

Oui, depuis 2013. J’en suis fier. J’ai 62 ans, ça fait plus de cinquante ans que je sillonne la Méditerranée avec des tas de bateaux, pas toujours en course, mais j’ai toujours adoré. Je pense que si j’ai un nouveau bateau, peut-être un petit peu plus confortable pour une croisière, le premier truc que je ferai, c’est le tour de la Méditerranée, en prenant le temps de m’arrêter. C’est ce que je regrette le plus dans mes courses : on ne s’arrête jamais.

Naviguer sur la Méditerranée, c’est si délicat ?

J’adore. C’est hyper compliqué, hyper technique. Certains de ceux qui la connaissent ont envie de venir, même s’ils savent que c’est une mer compliquée, difficile. Mais ils ont plaisir à naviguer sous le soleil, avec de l’eau chaude.

Tu as disputé cinq courses cet été en Méditerranée, et remporté cinq victoires. C’est vraiment ta mer…

Ça n’a pas été si facile que le résultat veut le laisser croire.

Acceptes-tu cette étiquette d’ambassadeur de la Méditerranée ?

Je veux bien. Mais je ne suis pas le seul, même si beaucoup sont partis, n’ont pas le même attachement que moi. Dans mon petit milieu de la course au large, c’est comme ça que je suis perçu en tout cas.

Tu n’as jamais vraiment cherché à partir toi aussi ?

Je ne suis pas un businessman, je suis un poète. Certains ont besoin de grandir financièrement parlant. Moi, je n’ai jamais cherché à faire carrière, je fais beaucoup de choses par plaisir, par affect. Il est hors de question que je plaque tout pour aller naviguer comme les autres. Il y a un autre truc qui me caractérise : je ne fais jamais rien comme les autres.

Odysse’o, donc…

Le nom de code, c’est Odysse’o. Il représente bien, à la fois, la mer, avec Hissez Haut et historiquement, l’histoire maritime de la Méditerranée avec Ulysse et l’Odyssée. L’idée est de proposer un parcours qui va visiter, croiser, tous les endroits un peu mythiques de la Méditerranée. Aller virer dans les îles en Grèce, Ithaque, le but ultime d’Ulysse, et Rhodes pour les bateaux les plus rapides. Mais le nom va évoluer. Odysse’o a déjà été déposé pour un projet porté par notre président de la République, il y a deux ans, sur Marseille. On va lui laisser la priorité.

Quel est le budget de cette course ?

Un million et demi d’euros. L’ambition, c’est de proposer quelque chose de très correct, un peu sérieux, avec beaucoup de communication, des primes de course, des aides pour les classes.

Sens-tu un engouement ?

Il y a une petite difficulté à laquelle je me suis attaqué : faire descendre les bateaux. Ce n’est pas naturel chez les Bretons de descendre en Méditerranée. Mais ma méthode semble les intriguer. Je leur assure une couverture médiatique, des retours pour les sponsors, le fait de gagner un peu d’argent. Le budget est ambitieux, et la course n’est pas facile parce que l’année 2024 est un peu compliquée en France avec deux-trois « petits » événements, entre la Coupe de l’America à Barcelone, les Jeux Olympiques ou le Vendée Globe. Mais, finalement, on a identifié que l’année du Vendée Globe est la bonne année pour essayer de créer quelque chose en Méditerranée. C’est un vrai pari.

Que tu veux relever avec les Class40 et les Ocean Fifty…

Globalement, les Ocean Fifty ont été les plus faciles à décider parce qu’ils n’ont pas un programme bien défini. Ils cherchent des épreuves et sont attachés à la Méditerranée. Les conditions météo leur vont bien pour amener du monde sur leur bateau, et ils ont validé assez rapidement. La Class40, c’est plus compliqué. Ils sont pour la plupart basés soit en Normandie, soit en Bretagne, et le programme est déjà bien dense. Il y a d’ailleurs une course en Normandie le 15 septembre, c’est un vrai souci.

Une course tous les quatre ans ?

Notre ambition est de faire un truc pérenne. La première édition sera compliquée, on le sait, mais l’idée, oui, est d’ancrer cette course dans le calendrier de la course au large.

Pourquoi te lancer dans cette folie ?

C’est un truc qui m’intéresse. Essayer de créer quelque chose sur la Méditerranée, dans mon jardin, ça me plaît. Dans les autres sports, les gars prennent leur retraite à 30-35 ans, j’en ai trente de plus, il est temps de passer à autre chose. J’ai toujours envie de courir, mais je vois bien que je suis moins efficace, que j’ai plus de mal à récupérer. Et puis, si moi je ne le fais pas, je ne vois pas bien qui pourrait le faire. Je me sens légitime dans cette mission.

Tu as le tempérament d’organisateur ?

J’ai le tempérament d’entrepreneur. On a déjà fait des trucs au-delà de nos capacités. On a repoussé nos limites. Je me souviens que lorsqu’on a lancé le premier projet Vendée Globe, ça paraissait une montagne. Le Figaro il y a vingt ans pareil…

C’est le métier de marin, non ?

Le problème, c’est que les marins deviennent très casaniers. Il y a une génération qui voudrait faire en sorte que ce métier de course au large devienne un métier normal. Je suis peut-être un vieux con, mais je ne vois pas comment ça peut être un métier normal.

Tu es un grand rêveur…

Je suis opiniâtre. Et ambitieux. Je suis exigeant aussi, c’est pour ça que je sais qu’on fera un truc bien.

Le 29 septembre 2024, Port Camargue sera donc « the place to be »…

Ça fait un paquet de temps que nous sommes sur le projet. On a eu des déceptions, jusqu’à très récemment, et La Région a finalement validé un soutien. On va le faire, oui. Dix jours de course en double. J’ai envie d’un truc un peu différent de ce que je vis sur ces courses au large où il y a un manque de respect des organisateurs. Nous sommes souvent considérés comme du bétail. On marche sur la tête. On est le seul sport dit professionnel où on paie des inscriptions démesurées. Quand tu gagnes des primes de course, ce n’est même pas le montant des frais d’inscription. Personne ne gagne sa vie, c’est débile, on dépense un argent fou et les organisateurs se gavent. Plus ils sont médiocres et plus ils se gavent. J’ai envie de remonter le niveau, de changer le modèle, le marin mérite mieux que ça. »

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